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Angèle Nallapin Doukhit – 1924 –

Angèle Nallapin Doukhit était une battante mais avant tout une femme opiniâtre qui a réussi par le biais de sa volonté à se relever, à se mettre debout. Elle a été confrontée aux épreuves de la vie. Sa petite-fille va, très tôt, être dans les jupes de cette grand-mère endeuillée et esseulée ; il sera même question qu’elle ne l’envoie jamais à l’école, voulant la garder aux tâches domestiques et lui transmettre les savoirs médicinaux des plantes, du jardin créole, lui racontant inlassablement les récits de ses aïeux indiens engagés, les champs de coton, la misère.

Angèle Nallapin a eu un fils unique, avec lequel elle s’est retrouvée seule, suite à l’abandon du père afro-descendant, (fait très courant dans les sociétés post-esclavagistes des Antilles). Son accouchement aurait pu lui coûter la vie, (elle en gardera une cicatrice immonde, un sillon profond qui pourfendait son ventre de haut en bas, démontrant s’il était besoin sa capacité physique à se relever et affronter la vie). Jeune fille-mère, elle a été placée à l’institution de correction Saint-Jean Bosco à Gourbeyre, en unité psychiatrique, pour s’être laissé « charmer ». A sa sortie, elle s’est mariée à un agriculteur indien besogneux né à Baie- Mahault en 1910, mais le sort s’est acharné et elle s’est retrouvée de nouveau seule, perdant son époux, qui s’est fait percuter par une voiture dans la section de Gorot à Saint-François. Les fêlures étaient aussi mentales, commençant par l’abandon du géniteur de son fils (un afro-descendant du nom de Commin qui réintégrera sa vie sur le tard en toute amitié ; Elle, sans rancune, lui offrant même l’hospitalité pour ses vieux jours. 

Angèle Nallapin était belle et active, mais portait une enfance douloureuse, émaillée de deuils. Être fille-mère ne fut pas une position facile, son fils était affublé de quolibet notamment le terme de « bâtard ». Son mariage fit taire, un moment les mauvaises langues, mais le sort l’en a privé. Jeune veuve, dans la société villageoise de l’époque, société très catholique, être une femme seule suscitait mille ragots et on lui prêtait des intentions, elle n’avait cure des commérages et démontrait un certain féminisme rural, en réussissant sans homme, achetant son terrain face à la mer à Bellevue, y installant sa maison et le foyer de son fils plus tard, où sa petite-fille naquit. Elle disait qu’elle était « malaba Pauvè » et « kalikita » elle proférait presque comme une menace, qu’elle pouvait être « bad », mauvaise, si on la cherchait. Elle était une femme moderne et flexible malgré ses entêtements. Le mot qui qualifierait le mieux sa vie est « Folie ». Sa petite fille dit détenir d’elle, ce petit grain, cette audace d’embrasser la vie comme elle vient et pas comme elle devrait (selon la morale, et les convenances.) Sa petite-fille nous la décrit ainsi « Mamie c’était une artiste de la vie, elle était libre ! »

Angèle Nallapin Doukhit se définissait comme une » Malaba Pauvè ». La famille Pauvert était l’une des puissances économiques et politiques de la commune de Saint-François. Cette famille étendait son hégémonie jusque dans les années 30 ; A l’époque de la Restauration, la culture de la canne à sucre représentait déjà presque 50% de la superficie de la commune et on comptait 36 “manufactures” de sucre utilisant 41 moulins, dont 30 à vent. Les autres cultures concernaient le coton (avec 70 manufactures), les vivres et le manioc (repartis entre 8 manufactures). Ainsi la commune de Saint-François s’était hissée au 3ème rang des communes, derrière Petit Canal et le Moule. Madame Nallapin racontait avoir travaillé dur dans des champs de coton, s’être débattue contre les avances des contremaitres. Elle accolait à son patronyme le nom des « Pauvert », comme si toute sa vie durant elle avait été marquée du sceau d’appartenance à cette famille réputée aussi pour son extrême cruauté envers « ses » travailleurs indiens. Un peu, comme si la condition de cette illustre famille rejaillissait quelque part sur ceux qu’ils avaient exploité des générations. 

Angèle était fière de l’éclat de sa commune à l’époque ; même si, elle, la vie l’avait malmenée. La bourgeoisie saint-franciscaine de l’époque, dominait la vie sociale guadeloupéenne, centralisée autour de l’habitation Sainte-Marthe, témoin de brillantes réceptions dans des demeures somptueuses. De célèbres courses de chevaux animaient les jours de fête où la bourgeoisie se montrait. Pendant ce temps-là, les Indiens et leurs enfants de la campagne s’organisaient, trimaient, arrivaient à acheter des lopins de terre mis sur le marché, conscients que la possession et le travail de la terre seraient peut-être un jour leurs saluts. Ils se mettaient à cultiver du manioc, des tomates, du melon, une culture vivrière. Le rhum, les jeux de domino étaient les remparts pour ne pas désespérer, mais ils favorisaient parfois la violence, et cela même au sein des foyers. Beaucoup finissaient par se pendre, d’autres s’armaient et se bandaient face à l’adversité. Ce fut le cas de Madame Nallapin. Elle racontait comment le moulin de Sèze abritait sa voisine et ses enfants qui s’y étaient réfugiés sous les bourrasques du cyclone Inès. Très bien intégrée à la vie sociale et culturelle de la commune, Angèle Nallapin aimait aller dans les rencontres culturelles au foyer communal du Bourg, et se faisait coudre des robes sur mesure pour l’occasion. Très coquette, elle achetait ses chapeaux à voilette chez sa sœur, mariée à un marchand d’origine syrienne, qui tenait boutique au rond-point de la Rotonde. Mais elle donnait une primauté à la culture léguée par ses ancêtres travailleurs Indiens sous contrat. C’était une très bonne cuisinière, elle faisait elle-même les préparations épices (« cadishilon » appelé aussi graines à roussir), son « manjatani » (curcuma écrasé). Elle préparait des « lotis » sec et des « lotis » frits. Ces derniers étaient l’équivalent des « Naan », on les utilisait à la place du pain. Elle faisait des « tchoka » ou des « satini » (de tomate et morue) et des « woulka », elle préparait des « colombos », du « dhal », du « moltani », des légumes roussis (ti concombre, moulounka, pikenga, avelka, pawoka, moulinkilé), des « kalalou kandjou ». Elle ajoutait souvent un « talchi » ou « talchou » à la fin de ses préparations. On pouvait également voir dans sa cuisine des petites douceurs (des « chidai », de « panialom », des « jalebi », des « woundai », du « riz au lait »), elle confectionnait toutes sortes de sucres (coco, surelles) qu’elle mettait à sécher sur des feuilles de bananiers.   

Angèle Nallapin avait un jardin extraordinaire et d’une très grande richesse. Il révélait énormément de variété dont les plantes indiennes les plus représentées dans l’île. On pouvait y voir le neem (vépélé), le curcuma (manja), la coriandre (zeb à fé), le Carapate (Karapat), le Tulsi (tolsi), le pawoka (paroka), elle y trainait sa petite-fille tôt le matin, notamment pour traire la vache sous le sapotillier. Elles avaient chacune un seau en zinc, trayait et rentrait vite poser le lait et sortir les cabris qui dormaient dans leur parc collé à la salle d’eau. Madame Nallapin était cultivatrice et éleveuse. Elle aimait son métier, elle aimait planter et cultiver ses légumes. Grâce à sa profession et son dur labeur, elle a réussi à acheter un terrain agricole situé sur la route touristique de Sèze, face à la Mer des Caraïbes. C’est grâce à sa profession qu’elle nourrissait sa famille. Elle a réussi à bâtir un foyer pour son fils unique, grâce à son esprit de survie et sa débrouillardise. Elle lui transmettait des valeurs et des savoirs faire prosaïques. Elle croyait en l’école de la vie, elle donnait peu de bénéfices réels à l’éducation nationale, à l’école. Son expression créole favorite était « Kouto sèl sav» (seul le couteau sait) ou « Pi ta pi triss » (la roue tourne aujourd’hui c’est comme ça demain ça peut être différent). Elle parlait créole mais utilisait parfois des termes d’origine tamoule quand elle était triste et chantait des « opalis » (chant de lamentation, de pleure, de tristesse). On pouvait l’entendre évoquer le Kalmandon (rituel funéraire hindou qui est réalisé à la suite de la mort d’un proche), mais aussi le Kala pani (la malédiction des eaux noires). Elle utilisait également le camphre et le benjoin pour des fumigations, pour purifier des éléments. 

La fibre artistique de sa petite fille Chantaléa, lui vient de cette grand-mère, la première personne qu’elle voyait « gaspiller » le temps (à faire des choses non rentables) et pleurer sans blessure apparente (elle se repassait les récits hérités, l’oralité était un joyau, elle parlait souvent seule, comme pour ne rien oublier). A une époque où le répit n’existait pas où l’on était corvéable dès le jeune âge, devant aider en cuisine, au jardin, à l’élevage ; cette grand-mère qui chantait, cueillait et mariait des plantes-fleurs, vivait si fort chaque émotion (elle avait été internée à l’hôpital psychiatrique) intriguait beaucoup la petite Chantaléa qui développait déjà un tempérament artistique poreux à la grande sensibilité de sa grand-mère. Elle passait le plus clair de son temps sur les talons de cette mamie émouvante par les chagrins qu’elle semblait porter. Cette dame à l’allure soignée au verbe châtié, croyante avait réussi à opérer le fameux syncrétisme entre l’hindouisme et le catholicisme, (allant à l’église le dimanche, et participant aux cérémonies indiennes à l’occasion. Dans sa chambre se côtoyait le Crucifix, la Vierge Marie et les statuettes de Ganesh). 

La culture indienne occupait pour Madame Nallapin une place importante, bien qu’intégrant totalement la culture créole et française dans lesquelles elle évoluait, adoptant la modernité technologique dans son intérieur, se laissant convaincre de porter le pantalon, de se faire couper ses nattes sacrées, de se maquiller. En 1989, huit heures de vents violents vont mettre l’île à plat, le cyclone Hugo laisse de nombreux guadeloupéens sans travail, son fils, sa belle-fille et ses cinq petits-enfants partent vivre à Paris. Angèle se retrouve de nouveau seule. Un océan la séparant de sa seule famille ! Elle évoluait avec son fils et ses cinq petits-enfants, et en 1994, elle fait le choix de les rejoindre, fuyant la solitude, délaissant ses terres, sa maison face à la mer. Elle s’accommodait de la modernité de la Cité, et restait elle-même, pratiquant même le « semblanni », en appartement avec une lointaine cousine qui prolongeait ses pratiques par-delà l’océan, trouvant tout ce qu’il fallait sur les étals de Belleville ou de Barbès, pour préparer les mets et l’autel des défunts.

Femme volontaire et autonome, veuve très jeune, madame Angèle Nallapin Doukhit a été avant tout une travailleuse, battante et courageuse. Elle a œuvré pour accompagner de son mieux son fils, elle a réussi à devenir propriétaire grâce à sa connaissance de la terre, des fruits et des légumes. Elle avait à cœur de préserver l’héritage ancestral en pratiquant l’hindouisme notamment les rites domestiques. Cette femme shakti a été une femme debout qui laisse le souvenir qu’une femme peut prendre en main son destin et se construire un avenir serein avec sa propre détermination. Née en 1924, elle a vécu des choses d’un autre âge, les champs de coton à Saint-François, dans les propriétés des Pauvert, l’asile psychiatrique à Saint-Jean Bosco, jusqu’à la vie parisienne avec la famille de son fils, dans les années 90. Cette vie policée par la religion si souvent malmenée et très solitaire parfois, l’a conduite, à un moment donné, à faire sauter tous les verrous et envoyer valdinguer jusqu’aux cultes (blasphémant parfois) ; On la diagnostiquera « Alzheimer », mais sa petite-fille pense qu’elle n’aura jamais été aussi elle-même qu’à ce moment-là de sa vie, parlant librement, affranchie de bien de carcans. Angèle est morte du diabète en 2009. Sa petite-fille en fait un personnage important dans le travail artistique qu’elle déploie et dont elle est en grande partie l’inspiratrice.   

Portrait n°34 par Minakshi Carien 

D’après le témoignage de sa petite-fille Chantaléa Commin 

Résident à Saint-François en Guadeloupe.  

Anonyme, Portrait de Angèle Nallapin Doukhit, photographie numérique, année et date inconnue, reproduction numérique, ©Chantaléa Commin
Anonyme, Portrait de Angèle Nallapin Doukhit, photographie numérique, année et date inconnue, reproduction numérique, ©Chantaléa Commin
Anonyme, Portrait de Angèle Nallapin Doukhit, photographie numérique, année et date inconnue, reproduction numérique, ©Chantaléa Commin
Chantaléa Commin, Portrait de Angèle Nallapin Doukhit, photographie numérique, année et date inconnue, reproduction numérique, ©Chantaléa Commin
Chantaléa Commin, Portrait de Angèle Nallapin Doukhit, photographie numérique, année et date inconnue, reproduction numérique, ©Chantaléa Commin

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Minakshi Carien (28 février 2023). Angèle Nallapin Doukhit – 1924 – Projet çak. Consulté le 11 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/t1b5


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